Depuis plusieurs semaines, des nuées de papillons envahissent certaines zones de Corse. Derrière ce phénomène impressionnant se cache la phase finale d’un cycle biologique connu : celui du bombyx disparate. Responsable de l’Observatoire conservatoire des invertébrés à l’Office de l’environnement de la Corse, Marie-Cécile Andrei-Ruiz revient sur les causes, les mécanismes et les perspectives de cette prolifération spectaculaire mais temporaire.
Ils volent en plein jour, se collent aux fenêtres et intriguent les promeneurs. Depuis le début de l’été, les signalements se multiplient autour du golfe d’Ajaccio, sur la rive sud, mais aussi ailleurs sur l’île. En cause : le bombyx disparate, un papillon nocturne dont les chenilles ont, au printemps, massivement défolié les forêts corses. Ce que l’on observe aujourd’hui, ce sont les mâles en vol, à la recherche de femelles. Un phénomène spectaculaire mais transitoire, explique Marie-Cécile Andrei-Ruiz, responsable de l’Observatoire conservatoire des invertébrés à l’Office de l’Environnement de la Corse (OEC). « Ce que nous observons cet été est le résultat visible d’un cycle naturel qu’on appelle une gradation, c’est-à-dire une explosion temporaire de population. En général, cela ne dure pas plus de trois ans au même endroit », précise l’entomologiste. Le phénomène a déjà été bien documenté dans les années 2000, et il suit une logique écologique bien établie : après une prolifération, les populations régressent naturellement, sous l’effet conjugué du manque de nourriture, de la prédation, du parasitisme et de l’autorégulation des espèces.
Dans le cas du bombyx disparate, seules les femelles pondent, mais elles ne volent pas sous nos latitudes. « Elles sont trop lourdes, remplies d’œufs, et restent souvent au sol ou sur les troncs », souligne la spécialiste. Les papillons visibles dans l’air sont donc exclusivement des mâles. Le pic d’activité ne dure qu’une semaine en moyenne pour chaque individu.
Un équilibre fragile mais résilient
La capacité de dispersion de l’espèce est relativement faible : « Les jeunes chenilles peuvent se laisser porter par le vent grâce à un fil de soie, mais elles ne font pas des kilomètres. » Résultat : la prolifération reste localisée, avec des foyers distincts selon les années. Certaines zones touchées aujourd’hui sont probablement en fin de cycle. D’autres, un peu plus tardives, pourraient connaître un nouveau pic l’an prochain.
Ce que redoutent certains habitants, ce sont les conséquences visibles de cette invasion : arbres entièrement défoliés, odeurs de putréfaction liées à la mort massive des chenilles, papillons omniprésents. « Les forêts n’en souffrent pas durablement. Les arbres refont leurs feuilles rapidement. Les seuls qui peuvent être mis en difficulté sont les arbres déjà affaiblis ou très jeunes. Mais il n’y a pas d’impact écologique majeur à long terme », rassure Marie-Cécile Andrei-Ruiz.
L’écosystème répond à sa manière à cette surabondance. Les chenilles, si elles deviennent trop nombreuses, finissent par mourir de faim. « On a vu des tapis entiers de chenilles affamées, parfois en putréfaction. Elles ne donneront pas de papillons », ajoute l'entomologiste. Parallèlement, les parasites et prédateurs naturels s’adaptent : « On observe une hausse des populations de parasitoïdes, notamment des hyménoptères et certaines mouches, qui pondent directement dans les chenilles. »
Une autre conséquence inattendue pourrait aussi limiter la reproduction future : en cas de forte défoliation, les arbres ne produisent plus de fruits (comme les glands), mais refont uniquement des feuilles. Et au printemps suivant, ils n’en produiront pas de nouvelles jeunes — précisément celles que les jeunes chenilles peuvent consommer. « C’est une des raisons pour lesquelles la gradation s’éteint naturellement. Les jeunes n’ont plus de nourriture adaptée. »
Et le changement climatique ?
Si la présence du bombyx disparate en Corse est ancienne — il ne s’agit pas d’une espèce invasive récente —, la question du réchauffement climatique reste en suspens. « Ce n’est pas le moteur direct de la gradation actuelle, qui suit un cycle classique. Mais le climat plus chaud pourrait favoriser des cycles plus fréquents, notamment à basse altitude », explique Marie-Cécile Andrei-Ruiz. Dans certaines régions, comme Porto-Vecchio ou le Cap Corse, les épisodes sont déjà plus rapprochés qu’au centre de l’île.
L’Office de l’Environnement reste donc vigilant. La prolifération actuelle pourrait être l’ultime soubresaut d’un phénomène entamé il y a deux ou trois ans. Un suivi est assuré dans plusieurs zones à risque.