Pierre-Joseph Ferrali signe Le Serment des apothicaires, roman inspiré du ghetto de Cracovie

Written on 07/13/2025
GAP

Au mois de mai paraissait chez Òmara éditions le roman de Pierre-Joseph Ferrali "Le serment des apothicaires" retraçant une période sombre de l'histoire de la Pologne ayant pour le cadre le Ghetto de Cracovie avec sa liquidation par les nazis entre 1942 et 1943. Un livre qui sans nul doute fera date

« Une simple étincelle peut embraser les ténèbres. » Sans doute cette courte phrase peut-elle résumer Le Serment des Apothicaires de Pierre-Joseph Ferrali. Un livre puissant, servi par une écriture ciselée, bien que le sujet traité laisse peu de place à la poésie de l’instant. Dans la Pologne envahie dès l’entame de la Seconde Guerre mondiale, les nazis mettent en pratique leur politique raciale en écartant les Juifs et en les parquant dans des ghettos. Le livre de Pierre-Joseph Ferrali évoque la création, puis la fin de celui de Cracovie.
Dans ce monde déshumanisé, certains mènent un combat à armes inégales. Le pharmacien polonais non juif Tadeusz Pankiewicz, qui a véritablement existé (décédé en 1993), a conservé ouverte, avec ses assistantes, la seule pharmacie du ghetto. La pharmacie À l’Aigle, ambassade du monde libre, a fait face à la terreur et aux exécutions de masse sans jamais baisser les bras, car sans doute : « Vaincre par la puissance de l’humilité est un pouvoir que possèdent bien peu d’hommes. »

Le Serment des Apothicaires évoque cette résistance du quotidien avec des destins croisés, des histoires de vie, des histoires d’amour au cœur même de l’horreur. Un quotidien où tout peut se jouer à pile ou face et qui pourrait se résumer à ces parties d’échecs entre Tadeusz Pankiewicz et son adversaire nazi.

Un roman à lire sans modération, dans un format inhabituel chez Òmara, avec une très grande qualité d’écriture. Pierre-Joseph Ferrali a accepté d’évoquer son ouvrage.


Comment fait-on pour parler de ce moment très sombre sans tomber dans le pathos ?
C’est justement parce que Le Serment des Apothicaires retrace une période tragique de notre histoire que je devais éviter de basculer dans le piège inéluctable de l’appel à l’émotion du lecteur. L’emphase, la grandiloquence, les larmoiements n’ont pas leur place dans mon écriture. Bien que le roman ne fasse pas œuvre de restitution mémorielle, il me semble néanmoins que l’on peut évoquer le souvenir des 16 000 Juifs qui vivaient dans le ghetto de Cracovie autrement que par la pitié et la commisération.
De la même façon, je suis convaincu que les 272 000 survivants de la Shoah espèrent bien davantage que de la compassion. C’est le sentiment de dignité humaine, au cœur même des ténèbres, que j’ai voulu dépeindre. Pour cela, en tant que romancier, j’ai à ma disposition quelques procédés qui m’ont permis de prendre toute la distance nécessaire avec le matériau historique. Je ne m’interdis jamais l’humour, par exemple. Non pas un humour en mauvaise santé, mais plutôt une sorte de désamorçage dramatique par des situations insolites, des personnages fantasques, des rebondissements extravagants, des trouvailles rocambolesques, de belles digressions. La licence poétique accorde tellement de libertés à l’écrivain. Lorsqu’un romancier raconte une histoire, dit Dostoïevski, il doit y mettre des fables et des invraisemblances. Je ne m’en suis pas privé, dans la mesure où je ne voulais pas que le lecteur sorte trop abîmé de ce long voyage littéraire.

La mort et l’amour s’y côtoient. C’est aussi une des grandes leçons du livre : ne jamais perdre espoir ?
L’espoir, ce sont tous les médicaments que le pharmacien Pankiewicz et ses trois collaboratrices dispensaient aux reclus enfermés dans le ghetto. L’espoir, c’est la tranche de pain et la veste rapiécée que Lorenzo Perrone, modeste maçon italien, donne chaque jour pendant six mois à Primo Levi, se privant lui-même de sa ration de nourriture pour que l’auteur de Si c’est un homme résiste aux terribles conditions de survie à Auschwitz. L’espoir, c’est aussi ce morceau de sucre lancé par une main inconnue à Noëlle Vincensini, récemment disparue, au cours d’une marche forcée dans les environs de Ravensbrück. Voyez-vous, la civilisation tient à bien peu de choses : un médicament, un morceau de pain, un morceau de sucre. Ces gestes sont bouleversants d’humanité. De ces offrandes a jailli une simple étincelle enfouie dans les profondeurs insondables du néant, et cette faible lueur continue malgré tout aujourd’hui d’éclairer notre conscience d’homme et de femme.
Oui, l’amour est présent partout dans le livre, et jusqu’à la toute dernière ligne du Serment des Apothicaires.

C’est aussi un livre où personnages de fiction et personnages historiques s’entremêlent, à l’image de Tadeusz Pankiewicz et d’un certain Karol Wojtyła qui deviendra Jean-Paul II ?
Je vous parlais de la liberté qu’a le romancier pour dérouler son récit. Pour ma part, j’aime assez mêler la réalité et la fiction, les protagonistes réels et les personnages qui sortent de mon imagination. Pour Le Serment des Apothicaires, j’ai pris la décision de conserver les noms des personnes que Tadeusz Pankiewicz cite dans son témoignage publié en 1947, La Pharmacie du ghetto de Cracovie. D’une certaine manière, je souhaitais garder le véritable nom des trois collaboratrices qui ont risqué leur vie afin d’aider, pendant deux ans, les habitants du ghetto.
Si Tadeusz Pankiewicz a été honoré du titre de Juste parmi les Nations en 1983, les autorités israéliennes n’ont pas accordé cette distinction à Irena Drozdzikowska, Aurelia Danek et Helena Krywaniuk. Et comprenez-moi bien, même s’il ne s’agit nullement pour moi de réparer une quelconque injustice, je tenais à ce que leur nom, à défaut d’être gravé sur le Mur d’honneur dans le jardin des Justes de Yad Vashem à Jérusalem, soit écrit dans les pages de mon roman.
Tout au long du livre, le lecteur découvre des personnages ayant réellement existé, comme par exemple le peintre Abraham Neumann et le poète Mordechai Gebirtig, tous deux assassinés lors des expulsions de juin 1942. Le docteur Armer, également mentionné par Pankiewicz, est directement inclus dans le roman, tout comme, vous le disiez, Karol Wojtyła ; il s’entretiendra d’ailleurs avec le pharmacien après la guerre. Mais la fiction ne tardant jamais à coopérer, c’est le personnage de Zuzanna Ziolko, tout droit sorti de ma fantaisie, qui rejoint le personnel de la pharmacie et revêt à son tour une blouse blanche.

Un ouvrage où les choix occupent une place importante ?
Votre question est extrêmement importante. En mars 1941, au moment de la création du ghetto de Cracovie, la pharmacie À l’Aigle se retrouve enclavée dans le funeste périmètre. Le mur de l’enceinte est coiffé d’un arrondi rappelant les pierres tombales de la tradition hébraïque. Les 16 000 habitants sont d’abord enfermés métaphoriquement dans un cimetière avant que les premières violences ne conduisent aux massacres de la population. Le Gouvernement général punit de mort toute personne qui vient en aide aux reclus. Tadeusz Pankiewicz fait le choix de rester auprès de ses frères humains juifs, lui le catholique polonais, lui le Gentil.
Il dort dans l’arrière-boutique de son officine, de garde jour et nuit pendant deux années. Rien ne l’obligeait à un tel dévouement. Que dire alors du courage de ses jeunes collaboratrices ? Elles franchissent chaque matin l’entrée du ghetto munies d’un laissez-passer et ne quittent leur travail que très tard dans la nuit. En leur âme et conscience, le personnel de la pharmacie ne dispense pas seulement des médicaments, il sert d’intermédiaire entre les habitants et des soutiens à l’extérieur des murs : courrier, faux documents d’identité, argent, journaux clandestins sont distribués dans le ghetto. Qu’est-ce qui fait que des hommes et des femmes choisissent de désobéir aux ordres des nazis pour porter assistance aux personnes exhibant un brassard blanc frappé de l’étoile de David ? Comment un simple médecin exerçant dans un hôpital du ghetto doit-il établir une sélection de malades à expulser ? Comment peut-il décider de qui peut vivre et qui doit mourir ? Le docteur Armer fait le choix délibéré de rester dans le ghetto au moment de la liquidation pour venir en aide aux membres de la police juive, alors qu’il a en sa possession de faux papiers hongrois ; il est fusillé avec sa famille quelques jours plus tard. Les personnages sont en effet confrontés à de terribles dilemmes, et le travail d’un romancier, ce n’est pas de juger, de condamner, d’approuver, c’est d’essayer de comprendre et surtout, de raconter une histoire… aussi terrifiante soit-elle.

Que nous disent les parties d’échecs entre Tadeusz Pankiewicz et ce nazi ?
Le rapport de force que se livrent Tadeusz Pankiewicz et Wilhelm Kunde, responsable des affaires juives dans le ghetto, participe à la tension dramaturgique du roman. Le pharmacien a revêtu sa blouse blanche, l’officier son uniforme. Mais qui sont vraiment les deux hommes ? Les parties d’échecs laissent entrevoir une confrontation qui, bien entendu, les emmène au-delà de la simple stratégie de jeu. Ce sont souvent des vies humaines qui deviennent l’enjeu de ces oppositions, mais la victoire ne détermine pas forcément le prix à payer.
Les blancs et les noirs de l’échiquier ne sont pas non plus ici l’allégorie du bien et du mal. Chacun des deux hommes possède une personnalité particulièrement complexe. Pendant toute l’existence du ghetto, Kunde a signé de sa propre main l’obtention des sauf-conduits nécessaires au pharmacien et à ses collaboratrices pour entrer et sortir librement.
Pankiewicz l’affronte avec ses propres arguments, n’hésite pas à le corrompre en lui offrant des cadeaux, et ses collaboratrices elles-mêmes savent tirer profit de l’humeur du Kriminalsekretär Wilhelm Kunde pour qu’il leur fournisse des permis de travail et de fausses cartes d’identité, comme celles justement attribuées au docteur Armer et à sa famille. En jouant ces parties, les deux hommes se découvrent, s’exposent, prennent des risques, établissent une relation de confiance et, curieusement, de crainte réciproque, dans l’intimidation et les menaces.