Mossa Paisana tire la sonnette d’alarme sur l’avenir du brocciu AOP

Written on 07/03/2025
Manon Perelli

Le syndicat agricole s’inquiète d’un projet de modification du cahier des charges de l’AOP Brocciu, actuellement à l’étude, qui prévoit notamment un allongement du délai de transformation du lait. Une modification qui pourrait altérer les caractéristiques uniques de ce morceau du patrimoine gastronomique corse

Le savoir-faire ancestral du brocciu risque-t-il d’être dénaturé ? Une modification du cahier des charges de l’AOP Brocciu actuellement à l’étude inquiète en tout cas Mossa Paisana qui se dit « attentif » au respect de l’ « équilibre fragile entre ouverture utile et dérive industrielle ». Si le syndicat agricole salue certaines évolutions de ce projet piloté par le conseil d’administration de l’AOP - comme la reconnaissance formelle des parcours pastoraux en chênaies et châtaigneraies qui vient « réparer une incohérence historique du cahier des charges » -, il relève dans le même temps des points qui « soulèvent de lourdes inquiétudes quant à l’avenir de la filière fermière, de la production laitière insulaire et du lien vivant entre le produit et son territoire ». 
 
Au premier rang desquels un projet d’allongement du délai de transformation du lactosérum de 40h à 72h. S’il dit comprendre « les contraintes techniques exprimées par certains opérateurs, notamment dans les périodes de tension logistique », le syndicat alerte en effet sur les conséquences que cette modification pourrait entraîner à moyen terme. « Si on allonge le délai de transformation du lactosérum à 72h, cela veut dire qu'on va pasteuriser le lait. Or le brocciu reste un fromage frais, fait avec du lait frais », pointe Romain Rubini, président de Mossa Paisana, éleveur ovin et président du pôle élevage à la Chambre d’agriculture, en notant que le processus n’aurait dès lors plus rien à voir avec la vraie fabrication initiale et ancestrale du brocciu. « On ne peut pas laisser faire une chose pareille. Sò i nostri vechji chì anu fattu u brocciu », insiste-t-il en craignant que le report de la transformation du lait « s’il ouvre la voie à une transformation moins artisanale, pourrait mener à une standardisation et une dilution de son identité ». 
 
« Et puis cela peut créer une aubaine pour les industriels. On ne peut pas mettre en concurrence un berger qui va se lever à 4 heures et va produire un brocciu le matin pour aller livrer ses clients ensuite, et un industriel qui va seulement faire la récolte, à qui on va octroyer la possibilité de faire un ramassage tous les trois jours, et qui va proposer un produit au même prix que celui d'un fermier », ajoute le président de Mossa Paisana. Un glissement qui pourrait, selon lui, « mettre à mal le modèle fermier corse, basé sur la proximité entre l’élevage, la traite et la transformation immédiate ». 
 
« L'histoire nous a montré que les Corses se sont retranchés dans le savoir-faire ancestral pour survivre, suite à la mise en place des lois douanières de début 1800. Ces savoir ancestraux ont préservé notre identité et nos savoir-faire dans la difficulté des contraintes imposés à notre peuple. La production laitière aujourd'hui inférieure à l'importation de lait transformé sur notre île risque un basculement. Le lait étant une matière première, il bénéficie de l'aide au transport. Ce qui crée une nouvelle concurrence déloyale à nos éleveurs insulaires digne de ces fameuses lois douanières, alors que ce lait sert à la fabrication de fromage avec écrit "Fromage Corse" », fustige encore Romain Rubini en soulignant que le « modèle économique des exploitations d’élevage, déjà confrontées aux aléas climatiques et fonciers, ne peut donc pas encaisser une perte de valeur sur le seul produit protégé par une appellation ». 
 
De facto, si les membres de Mossa Paisana affirment ne pas être opposés « aux adaptations utiles », ils souhaitent aujourd’hui réaffirmer que « toute évolution doit rester fidèle à la finalité originelle de l’AOP : la protection des producteurs, d'une race et des territoires », et demandent à « maintenir strictement l’encadrement du délai de transformation, avec des dérogations possibles ponctuelles, uniquement dans des cas de force majeure clairement définis ».
 
« Il faut savoir ce que l'on veut réellement faire chez nous. Si on estime que dans dix ans il y aura moins de bergers, et donc moins d'apporteurs, est-ce que la prochaine modification du cahier des charges de l’AOP Brocciu ne voudra pas dire qu'on puisse apporter de la transformation laitière avec des animaux exogènes, que ce soit des chèvres de race française ou des brebis sardes ? », s’interroge Romain Rubuni en s’inquiétant d’une demande un peu particulière formulée dans le cadre du projet de modification du cahier des charges. « Il a été demandé que le mot corse soit enlevé de l’appellation. C’est un comble ! Je vois cela comme une attaque directe à la production de brocciu. Parce que si demain on fabrique de la brousse avec marqué corse dessus, automatiquement cela va se vendre. Cela va créer une concurrence déloyale envers les bergers insulaires qui vont servir de faire-valoir. Et en même temps, cela revient à tromper le consommateur », s’agace-t-il. 
 
Alors que des réunions sont organisées par l’AOP Brocciu depuis quelques semaines pour recueillir le sentiment des éleveurs et producteurs sur ce projet de modification du cahier des charges, a Mossa Paisana veut pour sa part aller plus loin et appelle à travailler sur une feuille de route afin de « construire une agriculture aujourd'hui qui soit viable et nourricière pour le peuple » afin de ne pas laisser les bergers devenir du « folklore ». Pour cela, le syndicat aspire à travailler sur plusieurs points, à commencer par la question du foncier. « Tant qu'on n'arrivera pas à sanctuariser les terres agricoles, on ne pourra pas empêcher cette frénésie de la constructibilité des terres », pose Romain Rubini en demandant à ce que la SAFER et les collectivités se mobilisent « pour maintenir les terres pastorales en activité productive ». Dans la même veine, le syndicat souhaite la création de retenues collinaires pour le maintien d'activités agricoles dans les zones à forte pression foncière et une protection des droits d’eau agricole face aux pressions urbaines et touristiques. « On ne peut pas continuer à autoriser à construire des lotissements alors que dans certaines zones les agriculteurs peinent à trouver des systèmes d'irrigation pour pouvoir donner à boire à leurs bêtes », souffle Romain Rubini en souhaitant par ailleurs qu’une attention particulière soit également portée à la relance de la filière fourragère et céréalière, ainsi qu’à la réhabilitation des structures de transformation fromagères. Avant de conclure : « Chjamemu u mondu paisanu è puliticu à svegliassi è à dà una vera riflessione à l'avvene di a nostra terra è u nostru populu ».